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Une nouvelle dimension subtile et puissante

«Le propre de l’ordre, où il y en a le moindre, c’est qu’on n’a pas à le goûter puisqu’il est établi»[1]. Je prendrai cette phrase de Télévision comme point de départ. Lacan oppose ici l’ordre – l’ordre œdipien, celui du signifiant – à la jouissance, celle que le signifiant n’entame ni ne fixe. La jouissance est l’antithèse de l’ordre, et si l’ordre est articulé au manque, la jouissance, elle, est plutôt du côté du trou, comme l’a indiqué Jacques-Alain Miller dans son cours de 2005–2006, « Illuminations profanes »[2] Nous savons ce qui survient quand, dans la psychose, le sujet rencontre la béance sans limite du manque: c’est alors le passage à l’acte, qui peut aller jusqu’aux formes les plus extrêmes, telle la destruction du monde (comme il advient dans les massacres aveugles sur le mode Columbine) ou l’autodestruction (La mort du sujet dont parle Lacan).

Cependant, il peut y avoir diverses manières de faire face au problème de la psychose avant qu’elle ne se déclenche. Nous pouvons même considérer certaines formes de psychose comme des modalités particulières de traitement du trou. Les exemples canoniques sont Joyce et Cantor. Le premier réalise un traitement du trou avec la littérature, grâce à laquelle il se fait un nom, pour le second c’est avec les mathématiques, par le moyen desquelles, et c’est là son extraordinaire acrobatie, il reconstruit un ordre après avoir déconstruit l’infini dénombrable. Si Joyce entrelace les mots en un désordre du sens, qui s’amenuise et s’évanouit dans des étonnantes concaténations verbales, Cantor réordonne l’infini en un crescendo d’infinis où rien n’est tout, puisqu’il n’y a pas de terme dernier. En un certain sens, nous pouvons dire que Joyce et Cantor réussissent à nous faire goûter un ordre nouveau en le reconstruisant avec les moyens du désordre. Tout délire, au fond, est la reconstruction d’un ordre du monde à travers le passage de sa destruction, mais un ordre hors discours, auquel nous n’avons pas accès avec notre « sens comme ». Joyce et Cantor, tout en violant le sens commun, nous font entrer dans un ordre différent par d’autres voies, qui incluent et qui élargissent ainsi l’espace de notre pensée. Les grands créateurs savent porter l’invention psychotique à un niveau où, loin de perdre pied dans le hors discours, elle élève le discours courant à une nouvelle dimension subtile et puissante.

 

(Traduction: Anicette Sangnier)

[1] Lacan J., «Télévision», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p 532.

[2] Miller J.-A., «L’orientation lacanienne. Illuminations profanes. (2005-2006)», inédit.