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Un accrochage : de la prépsychose à la psychose ordinaire

« Cette véritable dépossession primitive du signifiant, il faudra que le sujet en porte la charge et en assume la compensation, longuement, dans sa vie, par une série d’identifications purement conformistes à des personnages qui lui donneront le sentiment de ce qu’il faut faire pour être un homme.

C’est ainsi que la situation peut se soutenir longtemps, que des psychotiques vivent compensés, ont apparemment les comportements ordinaires considérés comme normalement virils, et tout d’un coup, mystérieusement, Dieu sait pourquoi, se décompensent. Qu’est-ce qui rend soudainement insuffisantes les béquilles imaginaires qui permettaient au sujet de compenser l’absence du signifiant ?

Jacques Lacan, Le Séminaire 3, p. 231.

 

De l’impulsion générée par J.-A. Miller et les trois conversations tenues au cours de 1996-1998 il s’est ouvert un champ de recherche sous le nom de « psychose ordinaire » comprenant un large spectre : « les psychoses compensées, les psychoses complétées, les psychoses non déclenchées, les psychoses médicamenteuses, les psychoses en thérapie, les psychoses en analyse, les psychoses qui évoluent, les psychoses sinthomatisées… “[i]. À première vue, cela ressemble à un champ ouvert, mais alors on se rend compte que quelque chose se répète: les psychoses.

Malgré l’énumération extensive, quelque chose a toujours attiré mon attention, c’est que le terme ou la catégorie de ce que Lacan énonçait comme prépsychose n’apparaissait pas.

Ce terme est pris par Lacan essentiellement de M. Katan, et apparaît uniquement dans son enseignement dans Le Séminaire 3. En générale il l’utilise pour distinguer la première phase du déclenchement de la psychose, du moment où le sujet est « au bord du trou”[ii] jusqu’à ce que “l’initiative vienne de l’Autre”[iii], c’est-à-dire jusqu’à la constitution du délire. Lacan se charge de localiser ces deux moments dans le cas Schreber et dans le cas commenté par Katan.

A ce moment, Lacan le décrit – non sans ironie – de la manière suivante: « rien ne ressemble autant à une symptomatologie névrotique qu’une symptomatologie prépsychotique »[iv]. Je dis « pas sans ironie » puisque Lacan localise certains « phénomènes marginaux »[v], qui rendent compte de la structure psychotique et qui peuvent apparaître aussi bien dans la phase prépsychotique que plus tard.

Chez Schreber, cette phase dure environ huit mois, depuis le mois de juin de 1893, date à laquelle il a sa fantaisie en état de somnolence, jusqu’à la nuit où sa femme part et il a une quantité abondante de pollutions nocturnes. Le lendemain, le 15 février 1894, il a la conviction que le Dr Flechsig a une « connexion nerveuse »[vi] avec lui. Dans le cas de Katan, cette période dure presque trois ans.

Alors, bien que dans la prépsychose, Lacan distingue deux moments, un premier, le bord d’un trou et un deuxième, la rencontre avec l’initiative de l’Autre, entre les deux moments il n’y a pas une période déterminée mais c’est une période variable. Même si Lacan ne l’explicite pas, nous pouvons conclure que le deuxième temps peut ne pas apparaître.

Lacan décrit un moyen de compenser à ce manque du signifiant: « Supposons que cette situation entraîne précisément pour le sujet l’impossibilité d’assumer la réalisation du signifiant père au niveau symbolique. Qu’est-ce qui lui reste ? Il lui reste l’image à laquelle est réduite la fonction paternelle. C’est une image qui n’est inscrite dans aucune dialectique triangulaire, mais dont la fonction de modèle, d’aliénation spéculaire, lui donne au sujet un point d’attache et lui permet de s’apercevoir sur le plan imaginaire »[vii]. Cette citation de Lacan correspondant au Séminaire 3 agit comme un « accrochage » avec la conceptualisation des psychoses dans son dernier enseignement. En fait, Jacques-Alain Miller dans ses hypothèses sur la psychose ordinaire postule qu’il peut y avoir un déclenchement, même si celui-ci n’a pas été perçu « et il y a eu la restauration de la structure imaginaire, pour parler le langage “D’une question préliminaire …”[viii]. Nous pouvons voir, que le registre imaginaire, malgré le fil mortel auquel il peut conduire un sujet, peut aussi fournir un “crochet” qui lui permet de transiter un fil de vie.

Par conséquent, relire le Séminaire 3 avec la clé de la psychose ordinaire peut nous éclairer sur notre pratique quotidienne dans ce domaine. La description détaillée que Lacan réalise de cette période qu’il nomme « prépsychose » nous donne un nouveau point d’appui pour l’analyse des psychoses ordinaires.

 

* Une version complète de l’article peut être trouvée dans le magazine E-Mariposa, n. 10

Traduction : Magda Gómez et Eugenia Varela

 

 

[i] Miller, J.-A. (1998) “La clínica borrosa” en La psicosis ordinaria. Bs. As. ICBA-Paidós. 2003, p. 201.

[ii] Lacan, J. (1955-56), Le Séminaire III, Les psychoses, Seuil, Paris, 1981, p. 216.

[iii] Ibíd., 202.

[iv] Ibíd.200.

[v] Ibíd., 219.
[vi] Schreber, D. P. (1903). Mémoires d’un névropathe, Le Champ Freudien, Paris, 1975.
[vii] Lacan, J. (1955-56) Le Séminaire III, Les psychoses, op. cit., p. 223.

[viii] Miller, J.-A. (1998) “La clínica borrosa”, op. cit., p. 238.