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Psychoses, ordonnées sous transfert

La solidité d’un concept clinique est mesurée par l’effectivité de son usage, spécialement quand elle rend compte d’un champ de phénomènes pour lequel un plan établi n’existait pas auparavant*. Selon cette perspective, nous pouvons certainement dire que le concept de psychoses ordinaires, forgé par Jacques-Alain Miller à la fin des années quatre-vingts, est déjà devenu un concept clinique établi, un concept d’une énorme effectivité, dû à son usage amplement étendu depuis lors dans le Champ Freudien… et au-delà. Les psychoses ordinaires rendent compte d’une série de phénomènes qui, par leur apparente normalité, passent parfois inaperçus ; mais lorsqu’ils sont entendus suivant l’enseignement de Lacan ils indiquent les conditions de structure que nous avons appris à localiser dans le champ des psychoses. Des évènements de corps discrets, des subtils plombs dans le filet qui arrêtent le sens dans le glissement de la signification, des phénomènes d’allusion voilés, des suppléances minimalistes à partir desquelles le sujet tient la fragile stabilité de sa réalité. Ses phénomènes étaient là, à la vue de tous, mais ils se mélangeaient avec le décor de la normalité dans leur fréquence. J.-A. Miller indiquait dans la Convention d’Antibes : « Nous sommes passés de la surprise à la rareté, et de la rareté à la fréquence ». C’est à dire que nous sommes passés de la surprise par la rencontre de l’exceptionnel et l’extraordinaire, à faire attention aux phénomènes qui par leur fréquence, nous étaient devenus familiers.

Mais là où opère le préjugé de la normalité, ce fantasme qui de nos jours acquiert la catégorie de vérité statistique, il s’agit toujours de trouver l’étrangeté du trait clinique dans son détail le plus singulier. Ainsi, les psychoses ordinaires s’avèrent être maintenant une sorte de lettre volée de notre clinique : exposées aux yeux de tous elles s’en trouvaient cachées pour chacun. Un léger déplacement d’axe clinique a suffi pour que dans ces phénomènes apparaisse la structure des psychoses, dans ses formes de nouage les plus diverses venant révéler avec ce changement de perspective que le plus étrange résidait dans le plus familier de la clinique. Les psychoses ordinaires sont l’Unheimlich (le sinistre, l’étrangement familier) de notre clinique. Il n’est pas rare que cet affect en lien avec l’Unheimlich soit produit chez le psychanalyste quand la dimension de l’étrangement familier de ces phénomènes est signalée.

Alors, si le concept des psychoses ordinaires est venu délimiter la carte de ce qui était jusqu’à présent une terra incognita de notre clinique, c’est aussi parce qu’il montre que l’orographie de son terrain est présente dans chacun des continents précédemment définis par la cartographie classique, celle repartie selon les catégories de psychoses, névrose et perversion. Autrement dit, la carte crée ici le terrain avant même de le représenter, au point de s’y confondre. Cela implique aussi que le langage, y compris celui de la clinique, avant d’avoir une fonction de représentation de la réalité, est noué dans la même opération de construction et de perception de cette réalité. C’est quelque chose tout aussi étrange que familier pour quelqu’un de formé à l’orientation lacanienne la plus classique : la perception éclipse la structure là où la structure révèle la façon dont se constitue cette perception.

Considérons maintenant la nature du terrain que nous connaissons aujourd’hui sous le terme de psychoses ordinaires. Imaginons une sorte de Google Earth de la clinique où nous pourrions visualiser le terrain et les localisations géographiques avec leurs noms et leurs frontières. Nous trouvons là, selon notre clinique classique, clairement établis les deux grands territoires de la névrose et la psychose, avec leurs frontières et sub-frontières : l’hystérie et la névrose obsessionnelle d’un côté, la paranoïa et la schizophrénie de l’autre. Nous pouvons aussi situer la mélancolie, les perversions, même si parfois dans certaines des frontières elles s’estompent un peu plus pour révéler leur condition de traits qui peuvent être partagés par différents pays. En effet, des traits mélancoliques existent dans plusieurs endroits des continents délimités, ainsi que des traits de perversion, pour reprendre le thème d’une Rencontre internationale du Champ Freudien d’il y a déjà quelques décennies.

Si nous écrivons maintenant « psychoses ordinaires » dans le moteur de recherche imaginaire du Google Earth de la clinique pour voir comment les zooms successifs nous conduisent à une localisation précise, surprise ! La liste de lieux qui apparaissent dans la petite fenêtre de recherche s’élargie encore et encore, jusqu’à devenir vraisemblablement infinie. Ceci au point qu’il semblerait que les psychoses ordinaires peuvent être aujourd’hui n’importe où dans la carte, sans que leur description puisse se réduire à un trait ni se constituer non plus dans un continent à lui seul. Si nous cliquons sur n’importe lequel de ces noms, ça nous conduira à des lieux déjà connus. Et si nous continuons à vérifier la liste, nous pourrons peut-être conclure alors que la psychose ordinaire est en réalité Google Earth lui-même, dans son ensemble, le propre système de représentation avec lequel nous essayons de localiser les lieux de notre clinique classique. C’est une clinique constituée de traits discrets, qui valent par la différence existant entre les uns et les autres, à la manière du système structural de la langue que nous connaissons depuis la linguistique de Saussure. Mais ici les traits sont si discrets – permettez-moi l’équivoque de mot –, si subtiles qu’ils disparaissent aux yeux de tous et apparaissent dans la singularité de chaque cas, et à chaque fois d’une manière différente. Il est difficile de construire une carte et une recherche précises avec ces conditions de représentation, à moins que, comme nous le disions, le lieu cherché ne soit autre que le propre système de représentations dans lequel nous opérons.

Disons tout de suite que pour les lecteurs de Lacan ce paradoxe ne nous semble point étrange. Il est présent depuis très tôt dans son enseignement. Jacques Lacan a lui-même lu sa propre entrée dans la psychanalyse, celle sous le titre de sa fameuse thèse de 1932, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, en disant quelques années plus tard que la personnalité est la paranoïa et que c’est justement pour cette raison qu’il n’y a pas de rapports entre l’une et l’autre. Il n’y a rien de plus normal que la personnalité, rien de moins discret aussi, prenant le terme de discret avec l’équivoque mentionnée plus haut.

Mais alors, la catégorie de psychoses ordinaires  qui nous semblait si effective dans son usage, ne s’évapore-t-elle pas maintenant précisément par l’extension et l’effectivité de cet usage ? N’est-il pas en train de nous arriver la même chose que celle signalée par Lacan dans les années cinquante lorsqu’il étudiait l’usage de l’interprétation dans le milieu analytique à partir des observations d’Edward Glover ? Je vous rappelle son indication à propos de son écrit La direction de la cure et les principes de son pouvoir : Edward Glover, à défaut du terme de signifiant pour opérer dans l’expérience analytique, écrit Lacan « trouve l’interprétation partout, faute de pouvoir l’arrêter nulle part, et jusque dans la banalité de l’ordonnance médicale ».

Un tel égarement serait sans doute due à notre sure confusion des langues, confusion qui s’ajouterait à la Babel actuelle de la clinique, une clinique qui semble disparaître, elle-même, dans le monde des nosographies de plus en plus désordonnées et aujourd’hui alimentées par la crise du système dsm. On sait que la crise de ce système dans ses nouvelles versions, a tellement élargi les descriptions du pathologique dans la vie quotidienne qu’il n’y aucun coin qui ne soit pas diagnostiqué d’un possible « désordre». À tel point que quelqu’un a dit que si une personne ne se trouve pas décrite dans une des pages du manuel, c’est parce qu’elle doit avoir un « désordre » grave.

Il s’agit en réalité d’une erreur de perspective homologue à celle qu’on décrivait avec le modèle Google Earth. Avec l’introduction de la catégorie des psychoses ordinaires dans la clinique nous sommes – comme le signalait J.-A. Miller au moment même d’introduire le terme – « partagés entre deux points de vue contrastés, mais qui ne sont pas exclusifs l’un de l’autre ». Selon la première perspective, celle qu’on peut situer à partir du premier enseignement de Lacan, il y a discontinuité entre névrose et psychose, il y a des frontières plus ou moins précises, des éléments discrets et différentiels, tributaires de la logique avec laquelle fonctionnent les Noms-du-Père, et la logique du signifiant qui opère de façon discrétionnaire, par les différences relatives entre les éléments. Quand il y a une frontière dans la carte, il y a des différences discrétionnaires entre deux territoires, il y a aussi une réciprocité possible entre eux pour définir ce qu’un est ou n’est pas en lien avec l’autre. Selon la deuxième perspective, celle qu’on peut situer à partir du dernier enseignement de Lacan, ce qui est plutôt mis de relief c’est la continuité entre les territoires, ce qui les rend contigus, comme deux modes de répondre à un même réel, comme deux modes de jouissance face à une même difficulté d’être. Il ne s’agit plus dans cette deuxième perspective d’établir des frontières mais de constater des nouages et des dénouages  entre les fils qui sont en continuité.

Ainsi, nous pouvons dire qu’il n’y a pas à proprement parler une description clinique des psychoses ordinaires selon le modèle classique qui ordonne leurs catégories à partir d’une série de traits présents à l’intérieur d’un ensemble plus ou moins délimité. Il serait alors impossible d’inclure une telle catégorie dans la logique du dsm ou des manuels de diagnostique habituels, où sont énumérés les traits qui doivent être présents pour chaque catégorie clinique. Du point de vue descriptif, ils pourraient se définir plutôt par un trait que nous trouvons manquant, jamais le même, par ce que nous estimons qui manque en rapport aux névroses classiques. Nous sommes obligés de les définir, plus que jamais, au cas par cas, et toujours dans le contexte dans lequel nous trouvons ce manque.

Si vous me permettez de le dire ainsi, la catégorie « psychoses ordinaires » inclut alors les catégories que ne s’incluent pas elles-mêmes : on dirait une hystérie qui, n’inclut pas les traits que nous connaissons de l’hystérie ; on dirait une névrose obsessionnelle mais qui n’inclut pas les traits de la névrose obsessionnelle ; on dirait une paranoïa mais qui n’inclut pas les traits de la paranoïa… Ceci transforme les psychoses ordinaires en une sorte de paradoxe de Russell, le paradoxe connu de l’ensemble qui inclut les ensembles qui ne s’incluent pas eux-mêmes. Il y a plusieurs façons d’illustrer le paradoxe de Russell, une étant celle du catalogue qui inclut tous les catalogues qui ne s’incluent pas eux-mêmes, sans pouvoir conclure finalement sur la question de savoir si le premier catalogue s’inclut ou pas soi-même.

Ainsi, la catégorie des psychoses ordinaires fait éclater le système diagnostique de la clinique structurale. Il arrive avec elle quelque chose de similaire à ce qu’arrivait dans la première clinique freudienne avec l’introduction des dites névroses actuelles que Freud distinguait des psychonévroses classiques et qu’il définissait par leur manque d’histoire infantile et par le manque de surdétermination symbolique des symptômes. Toute névrose était une névrose actuelle jusqu’à ce soient trouvés ces deux éléments qui ne cessaient pas de ne pas s’écrire… jusqu’à la rencontre contingente qui décantait sa signification.

Disons que le seul moyen de vérifier ce fait, le seul moyen de mettre à l’épreuve ce point réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire dans chaque cas, est la propre structure de l’expérience analytique, la structure qui est mise à jour dans le phénomène du transfert.

Autrement dit et pour conclure : les psychoses ordinaires s’ordonnent cliniquement uniquement quand leurs phénomènes se précipitent, s’ordonnent, dans la logique du transfert. C’est alors seulement que se révèlent les psychoses ordinaires comme ordonnées sous transfert.

 

(Traduction: Barbara Bertoni)

 

* Intervention Congrès NLS, Dublin 2016. Première parution Mental nº 35