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L’étoile du matin

Le fond ? C’est le « corps » du papier qui sert à nettoyer les pinceaux : « au fond de la toile une couleur claire comme de la craie ».

Une fois achevée la première Constellation, ce qui reste de l’une servira pour la suivante. La souillure laisse un empastifat, un empâtement trivial, barbouillage ordinaire gros d’un nouvel espace. Ce n’est qu’un jus – de merde ? – qui laisse une base transparente sur laquelle le dessein n’est pas de fondre, mais de fonder.

Le dessin opère sur ce qui, dès lors, cesse d’être une tache délayée ; il trace des points et des lignes qui ne sont ni œil, ni bouche, ni sexe, ni araignée, ni bec, ni grains, ni amandes. Les traits, réduits à une écriture qui se refuse à former des lettres qu’on pourrait lire, déchiffrer, véhiculent, décuplé, un effet de destin désastreux : la constellation familiale telle qu’en elle-même, avec ses trous noirs bordés de poils.

Vient la couleur. Les couleurs primaires qui s’étalent sous nos yeux se saisissent de notre être regardé ; elles condensent, elles sont l’Origine du monde. Quant à lui, l’artiste, apercevant dans un miroir de rasage ce que personne d’autre que lui (déjà absent à « lui-même ») ne pouvait « voir », il déclara : « Je me servis de mon visage comme d’un moulin à café ». Ainsi va-t-il mouliner sans cesse à nouveaux frais rien de moins que l’origine de l’art.

Pressentant que le nazi voulait assassiner celui-ci, le créateur craint la mort de la jouissance : « Les jours sont comptés ».

Alors il se met en mouvement, se fraye, avec sa femme Pilar et l’enfant Dolors, un chemin jusqu’à Varengeville-sur-Mer, puis à Sant Hipòlit de Voltregà, Majorque, Mont-roig del Camp, muni d’une unique valise en carton qui contient des feuilles de papier enduites et rayées, matrices des 23 Constellations destinées à engendrer un nouvel univers.

C’est le 16 mars 1940, pendant la drôle de guerre qu’il signe L’étoile du matin. Il la dédie à Pilar : « Pour moi, le sexe féminin est apparenté aux planètes, aux comètes, il fait partie de mon vocabulaire. »

La vulve et sa toison ne font pas qu’effleurer l’œil à l’affût, elles l’égratignent. Les soleils noirs multipliés démantèlent notre cosmogonie, nous laissant sans tout qui vaille. Des fils apparaissent, s’allongent et se tendent entre les étoiles. Ils deviennent des bords qui renouent avec des formes dont les forces coexistent et cohabitent dans l’espace, pêle-mêle : bec ouvert sur un pépiement suspendu, langue qui darde rien d’audible ni de visible, dent noire, point-virgule, poisson avorté, œil qui cherche bouche. Les lanières fouettent et musèlent le silence. Libres de nœuds, leur matité, leur mutité informent indifféremment des volutes de fumée ou des ronds de pisse.

En ce point où l’on dépose le regard, on pose aussi la plume et l’on passe la parole à Joan Brossa, poète, pour qu’il nous donne le mot de la fin – nouveau départ :

« Bon dia, Joan Miró ».

(Version: Nathalie Georges)