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Vivre en sursis

Une femme, frappée par une douleur d’exister qui assombrit sa vie depuis l’enfance, se présente dans le dispositif de psychanalyse appliquée où je consulte, avec cet énoncé: « dans la vie nous sommes en sursis ».

Un jeune, que parfois l’absence de sens à sa vie laisse exangue, me dit: « j’ai le sentiment que ma vie s’éteint, n’a plus de sens, que l’idée de la mort s’empararera de moi, la mort devient une idée fixe pénible, j’ai le sentiment d’avoir déjà tout vécu ».

«Ma vie n’a aucun sens » revient comme un leitmotiv dans les propos d’une jeune fille pour qui seule la musique pourrait atténuer cette faille fondamentale qui affecte son existence.

« Un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie », est l’expression que Lacan emploie pour définir les difficultés que rencontre un sujet psychotique avec la vie, dans son texte de 1958 « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ».

Une identification primordiale

Dans ce même texte, lorsqu’il présente son schéma R, il précise que « l’image phallique est constitutive du sujet, conditionne son rapport à la réalité et permet au sujet de s’identifier à son être de vivant. Identification fondamentale qui fait défaut dans la psychose.

Pour cette identification, le phallus joue un rôle primordial, même si Lacan ne parle pas ici du phallus comme signifiant mais comme d’une image phallique à travers laquelle le sujet s’identifie à son être de vivant.

Cette identification nous ramène au stade du miroir comme matrice du narcissisme tout d’abord puis articulé à la castration ensuite. Une fois introduite l’idée du phallus situé dans l’Autre sous la forme du désir de l’Autre, Lacan peut distinguer l’image spéculaire de l’image phallique. L’image phallique, réservoir de libido, ne passe pas à l’image spéculaire en la décomplétant mais fait seulement d’elle le canal par lequel la libido investit l’objet, investit le partenaire. L’image phallique avec son réservoir de libido est le fondement même du Moi et de l’amour propre.

L’introduction de la castration dans l’expérience du stade du miroir implique que pour soutenir sa position narcissique le sujet doive en passer par l’Autre. L’Autre en question, celui qui soutient l’enfant avant le stade du miroir, est un sujet parlant, un sujet désirant. L’enfant tournera son regard vers cet Autre afin d’en obtenir une approbation. Dans ce jeu de regards l’image de l’enfant se libidinise à moins qu’un accident ne survienne et n’en entrave le bon déroulement car le stade du miroir ne fonctionne pas d’emblée.

Nous pouvons l’envisager comme une fonction de nouage des trois dimensions, RSI, le Réel étant ce que Lacan dans ce même texte nomme « le sujet (S) dans sa réalité, comme telle forclose dans le système… » ou quand il évoque son ineffable et stupide existence, c’est à dire une existence hors du symbolique, dont le symbolique ne peut rendre compte. Soulignons que le Réel est « sa réalité forclose hors du système ».

Parce qu’il est traversé par la question de son existence le sujet doit en passer par l’identification à son image phallique pour que l’existence réelle se noue au symbolique.

Cette identification primordiale par laquelle le sujet s’identifie à son être de vivant implique le désir, c’est à dire que la vie soit articulée au manque qu’introduit la castration. Le désir de l’Autre est primordial, le sujet est déjà identifié dans l’Autre, comme un enfant désiré, par le signifiant phallique. Le phallus comme signifiant donne la raison du désir. Ainsi la fonction de l’image phallique permettra l’identification du sujet à son être de vivant. Cette identification est capitale car elle permet au Réel de se nouer au Symbolique.

Pour l’être parlant, une part de la vie est hors sens et hors symbolique, mais il y a également le désir qui donne un sens libidinal à la vie ; l’identification à l’image phallique noue existence et désir.

Si c’est en tant que mort que le sujet $ entre dans le champ du symbolique, dans le jeu signifiant,

c’est comme vivant qu’il devra jouer la partie ce qui implique qu’il se soit soustrait de l’Autre, qu’il se soit articulé à la demande afin qu’il advienne comme sujet libidinal doté de la vie du désir, une vie qui n’est pas séparée de la mort puisque le sujet est marqué par le langage.

Or, lorsque cette identification primordiale échoue, quand le sujet ne s’identifie pas à son être de vivant, on voit apparaître un trou dans l’imaginaire dû à l’absence d’identification dont l’effet « un désordre à la jointure la plus intime du sentiment de la vie » est repérable dans la psychose.

La forme-limite de la douleur d’exister nous la retrouvons dans la formule schrébérienne « l’assassinat d’âme » douleur qui peut glisser vers la mélancolie dont l’extrême opposé, par sa vitalité pathologique, est la manie ce qui confirme que manie et mélancolie vont alternativement de pair.

Le sentiment de la vie chez un sujet est strictement corrélé au désir, lequel détermine les identifications qu’elles soient imaginaires ou symboliques. Déterminées par le désir elles passent par l’intermédiaire du signifiant phallique, ce qui n’est pas le cas dans la psychose.

Ainsi quand « on vit cette vie en sursis » on n’a pas le sentiment que la vie-même nous appartienne, le sentiment de la vie est aboli. C’est la douleur d’exister. Pour qui l’éprouve, la vie devient alors très difficile à vivre voire insupportable.

(Traduction. Veronique Outrebon)